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Un jour on arrivera bien à percer le mystère de ces vies perdues, de ces destins qui tout à coup basculent dans un grand vide, un énorme trou noir et béant que certains appellent déraison et même folie, allez savoir pourquoi. De l’interne à l’interné, il n’y a que l’épaisseur d’un accent aigu, elle, pourtant, certainement bien moins que d’autres, ne devait être appelée à un tel supplice. Et puis Il a suffi d’une histoire de cœur malheureuse, d’un rendez-vous manqué, d’un banal malentendu, d’un mail maladroit, du silence prolongé d’un téléphone, que sais-je encore pour que d’authentique battante, de fière conquérante qu’elle était, elle bascule brutalement à l‘état de déprime et de désespoir qui l’a conduite jusqu’ici.

Ah, ils ont su vite remplir les formulaires à sa place, ceux qui lui voulaient soi-disant tant de bien, ce bout de papier en apparence anodin qui lui donnerait tout de même le droit ou plutôt l’obligation d’être enfermée ici, séquestrée et pourquoi pas à vie sans qu’elle ait accès à la moindre défense, à la moindre parole. Ils ont bien feint sur le moment de lui dire que ce ne serait qu’un bref passage, qu’il faudrait qu’elle se soigne et se repose pour aller mieux ensuite, tous ces prétextes juste destinés à endormir les gens et à les conforter, eux, les « bien-portants » dans leur vérité et leur bonne conscience. Une seule personne avait été rétive dans cette décision, c’est sa grand-mère Jeanne qui l’avait élevée depuis son enfance et avec qui elle avait passé tant de bons moments, entre la tendresse, les fous-rires et les complicités nombreuses. Mais Jeanne n’avait pas eu son mot à dire, le reste de la famille avait voté pour sa « mise à mort ». Un point c’est tout.

On lui a fourni une chemise propre, blanche immaculée, sans ceinture et sans boutons, de celles qu’on enfile si facilement par la tête. Elle s’est laissé faire sans rien dire, sans pleurs et même sans rancune : après tout, le destin de chacun n’est-il pas écrit à l’avance dans le grand livre de la vie ? Après tout, ici, à l’abri des foules déchaînées, des assassins, des fous-furieux, des prédateurs de tous bords, des tristes réalités du monde, des cataclysmes et autres déferlements de la terre, elle serait protégée, soignée, en dehors de tous ces grands malheurs qui ne cesseraient sans doute jamais de son vivant.

Un peu plus tard dans la soirée, une femme de service lui apporta sur un joli plateau blanc et avec un large sourire une soupe, un peu trop liquide à son goût et guère appétissante. Pour l’accompagner, sur une coupelle juste à côté, quatre tranches de chorizo bien alignées. Ca lui rappellerait ses vacances en Espagne et les bonnes parties de volley-ball disputées sur la plage d’Alicante quand elle était jeune, si gaie et si heureuse de vivre. A cette émouvante évocation, elle se mit à sourire machinalement, ce qui fit dire à l’aide-soignante qu’elle allait certainement bien se plaire ici avec eux, juste avant de refermer la porte avec beaucoup de douceur, comme c’est la coutume dans ce genre d’établissement.

Presque simultanément et rompant brutalement ce religieux silence, un long cri se fit alors entendre quelque part à l’étage. C’était bien la preuve, si besoin en était, que quelque chose ne tournait pas rond.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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