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J’arrête. Stop . Terminé.

J' ignore si vous le comprendrez, mais est-ce si important ?

 

Vingt ans que je trime, que je sue, que je souffre à éplucher le CAC 40, le Dow Jones et le Nasdaq pour d’autres que moi. Je place, je vends, j’acquiers des valeurs, j’enrichis mes clients, j’engraisse ma hiérarchie, je nourris ma famille. Et puis surtout, je règle les factures, les impôts, tes découverts bancaires ma chérie, les sorties infinies de notre fils, l’orthondontie ruineuse de notre fille.

 

Vingt ans que j’use ma vue sur les indices Nikkei et les courbes des valeurs plutôt que de me rincer l’oeil sur des indices de séduction et les courbes de ma femme.

 

Qu’est devenue l’idéaliste enflammée, sensuelle et langoureuse dont je suis tombé si follement amoureux ? Comment es tu devenue cette femme aigrie qui ne me donne plus qu’une vision triste de l’amour ? Comment sommes-nous passés de la plénitude de nos corps à corps passionnés à ces occasionnels rites reproductifs hâtifs, maladroits, médiocres ? Dans quel conformisme moyennement bourgeois nous sommes nous endormis au fil des ans ?

 

Je suis devenu gris, je suis devenu terne.

 

Je suis l’homme invisible, celui qu’on ne voit plus.

 

Je ne vous apporte plus rien, mes aimés. Vous n’avez plus besoin de moi.

 

Mon départ ne se sentira même pas. Tout juste peut-être vous rendrez-vous compte que désormais, il vous faudra descendre le chien et les poubelles à ma place.

 

Vous continuerez exactement comme avant :

 

Toi ma douce épouse, tu poursuivras ta vie de femme qui a oublié d’aimer. Tes amants de passage combleront sûrement tes désirs de séduction. Peut être que l’un d’entre eux, un jour, saura réussir là ou j’ai si lamentablement échoué : te rendre heureuse, ou même simplement faire revivre ces éclats de rire de tes 20 ans.

 

Toi mon fils, mon mystère depuis 17 ans. La vie ne nous a pas permis de réellement nous rencontrer. Tu suivras sans doute ton chemin en te disant encore que ton père était un nul. Tu n’auras plus à afficher ce dédain que je ne connais que trop, je ne serai plus là pour ça. J’ose espérer que mon absence te permettra de prendre ton ampleur d’homme. Je sais que tu seras quelqu’un de bien.

 

Toi enfin mon bébé, ma si jolie princesse, si volontaire, je pars rassuré en sachant que ta mère saura guider tes premiers pas de femme. Ma petite fille qui n’a jamais eu un seul regard pour moi, j’espère qu’un jour un homme saura se montrer à la hauteur de tes attentes. Ce jour là ma fille, tache de conserver pour toujours tes reves et tes espoirs fous, et partagez les ensemble pour qu’après 20 ans de vie commune avec cet homme, tu puisses encore le gratifier de tes éclats de rire de jeune fille.

 

Je n’ai pas ma place dans le trio que vous formez. Jusqu'à présent j'étais juste sur le fil, en attendant de chuter de ma corde.

 

J’ai franchi mon point de rupture et je pars sans remords, sans regret, sans amertume.

J’avais toujours rêvé ma vie. Dorénavant, je vivrai mes rêves.

Je vous laisse mon passé et mon présent. Je ne pars qu’avec mon seul avenir sous le bras.

 

J’ai pris soin bien sûr de gonfler abondamment vos comptes en banque. Tout y est, vous ne manquerez de rien. Et encore moins de moi.

Je n’ai rien rangé, je vous laisse cette lettre ouverte sur mon journal économique dont tout le monde se fout, avec mes lunettes qui ne me serviront plus. Je les ai enfin otées pour pouvoir voir enfin ma vie. Elle est droit devant. La vôtre aussi.

 

Surtout, n’oubliez pas de sortir le chien.


2

 

-Allo ? Phil ?

-.....

-Phil ?

La ligne restait muette, comme interloquée. Puis la surprise silencieuse fit place à l’espoir et une voix incertaine questionna :

-Fred ?....Fred, c’est toi ?

Il n’eut pas le temps d’acquiescer. Philippe, l’ami de toujours, le collègue, le confident, le témoin des joies et des peines, du quotidien, Phil savait qui était au bout du fil. Dans un éclat de voix ou toutes les émotions se bousculaient, il enchaina :

-Putain, vieux ! Merde, c’est toi ! Ou es-tu ? Comment vas tu ?

D’un ton las, Frédéric tenta de stopper l’avalanche de questions qu’il pressentait et l’emballement de son interlocuteur.

-Ca va mon vieux. Ca va. Ne t’inquiète pas pour moi.

Philippe poursuivait, fébrile, sans reprendre son souffle, comme s’il sentait que le temps de communication leur était compté.

-Mais où es-tu, vieux ? Qu’est ce que tu as foutu ? Tu n’imagines pas dans quel état nous sommes ! Dix jours que tu as disparu de la surface de la Terre ! On a tout imaginé, tout, jusqu’au pire ! On a prévenu les flics qui ne savent pas quoi nous dire. Valérie m’a montré ta lettre. Elle ne comprend pas. Moi non plus. Personne n’a compris, mon pote. On a même pensé au suicide. Et puis on a trouvé la copie de ton billet d’avion pour Buenos Aires. Ca ne nous a pas vraiment  aidé à comprendre, mais au moins on sait que tu es vivant et au soleil.

Frédéric gardait le silence. Encore, rien qu’un peu, entendre encore Philippe parler, négocier, prier, juste une petite minute supplémentaire, et puis clore cette conversation. Définitivement.

Philippe continuait :

-Tu peux pas savoir ce que je suis content de t’entendre, mec ! Il faut que tu m’expliques ce qu’il s’est passé, je peux comprendre, j’en suis sur, je peux même t’aider. Tu es malade, c’est ça ? Tu préfères t’éloigner pour souffrir ?

Frédéric ne put retenir son murmure :

-Malade de ma vie, oui. Je suis en train de me soigner.

Philippe lui coupa la parole :

-Qu’est-ce que tu racontes ? Ca va vraiment pas toi, hein ? Pour tout te dire mon Fredo, c’est bien ce que je craignais, je l’ai même dit à Valérie : Tu fais une bonne grosse déprime. Ecoute, quitte l’Argentine, reviens, rentre chez toi. On est tous là à t’attendre, on sera avec toi, on t’aidera. Et puis je connais un psy fantastique que je te présenterai. Il te règlera ça en deux coups de cueillères à pot, tu vas voir.

Frédéric soupira :

-Tu n’as pas compris, Phil. Je ne rentrerai pas.

Sa voix était lasse, mais ferme. Il appuya son front contre la fenêtre embuée par la condensation, son regard s’échappant à nouveau vers le même porche,dans la rue, juste en face.

-Alors prends encore quelques jours de repos à Buenos Aires si tu le souhaites. Peut être effectivement qu’une petite quinzaine supplémentaire loin de tout pourrait te faire du bien.

Fred l’interrompit et prononça chaque mot avec application :

-Je ne rentrerai pas Phil. Ni maintenant, ni dans quinze jours, ni jamais.

Le silence se fit.

-Comment vont-ils ? parvint-il enfin à formuler.

-Valérie et les gosses ? Mal, Fred. Ils vont mal. A quoi tu t’attendais ? Valérie tente de faire face, pour les mômes. Elle essaye d’être forte. Mais c’est très difficile. Romain souffre, c’est évident. Il multiplie les sorties, néglige le lycée, devient agressif avec sa mère. Je tache de garder un oeil sur lui mais il refuse que je l’aide. Valérie est dépassée et ne sait pas quoi faire. Pour Alexandra, c’est un peu différent. Elle semble plus forte que son frère en apparence. Mais elle a coupé toute forme de dialogue avec sa mère. Elle s’enferme dans un mutisme plus profond de jour en jour. Sans jamais pleurer. Il faut que tu rentres Fred....

-Prends soin d’eux Phil. Il faut que je te laisse maintenant.

Lentement, sans vouloir entendre les propos désespérés de son ami pour maintenir le contact, il raccrocha.

Il se sentait vidé de toute émotion. Depuis dix jours il était en sas de décompression, en état de transition entre deux paliers essentiels de sa vie. Cette coupure, il l’avait souhaitée ardemment ; juste quelques jours pour faire le vide nécessaire en lui, se déposséder de sa vie d’avant, oter cette peau superficielle, muer et tout changer. Mais cette attente aussi, c’était pour cet instant fugitif qui n’allait plus tarder maintenant.

Dix jours d’attente, pour avoir enfin cette certitude.

Il vérifia que les voilages de la fenêtre étaient bien tirés et se positionna juste derrière pour ne rien manquer, voir sans être vu.

Cinq minutes d’attente suffirent. Là, sous ses yeux, de sa chambre d’hotel du 9eme arrondissement de Paris, il vit l’ami de toujours, le fidèle et loyal Philippe, sortir de son immeuble et enlacer sous le porche celle qui l’accompagnait, une femme à l’allure élégante et recherchée. Le couple s’embrassa passionnément puis se sépara avec difficulté sembla-t-il à Frédéric. Après un clin d’oeil complice à sa partenaire, Philippe s’éloigna à grandes enjambées.

Frédéric ne le regardait plus et fasciné, suivait des yeux la silhouette encore jeune de Valérie.

Lorsqu’elle disparut à l’angle de la rue, il leva enfin les yeux, assommé, épuisé, comme au sortir d’une transe, vérifia d’un dernier regard qu’il n’oubliait rien dans cette chambre et sortit, son billet aller simple Paris-Jakarta en mains.

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