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Il y a tous ces morts. Toute cette horreur. Ces dizaines de milliers de noms sur des registres. Ces milliers de photos, sans aucun corps. Ces parents sans enfants. Ces enfants sans parents. Ce petit garçon tout blond, un ange, dont la photo circule inlassablement sur le net : on recherche ses parents, il était à Phuket au moment du drame, depuis il est tout seul, le reconnaissez-vous ? On ne sait même pas comment il s’appelle, il est trop petit pour le dire lui même, on ne connaît même pas sa nationalité.

 

Ces corps que l’on recherche parmi les décombres, dans les charniers, dans la douleur, la puanteur, la chaleur écrasante, les pluies, les insectes, mais que l’on cherche, coûte que coûte, pour savoir enfin, pour matérialiser la douleur, pour offrir une sépulture, pour commencer à envisager l’insupportable.

 

J’ai vu cette jeune femme à la télé, belle comme le jour, qui s’était mariée le 25 Décembre en Thaïlande avec le père de son bébé. Ils y étaient, tous les trois, accompagnés aussi de sa maman à elle, témoin de leur bonheur éclatant. Quand la vague est arrivée, elle a pris son bébé contre elle, en protégeant sa tête dans le creux de sa main, et s’est mise à courir. La vague l’a rattrapée et les a engloutis. Elle a senti son bébé lui échapper d’entre ses doigts de maman. Sans rien pouvoir faire. Plus tard, elle s’est réveillée. Son bébé était parti, ainsi que son mari et sa mère. Elle n’a plus rien, pas même leurs corps, la Mer lui a tout pris et ne lui a laissé que sa seule vie, hurlante de vide, à jamais. Elle ne sait même plus pleurer.

 

Il y a toute cette angoisse de ceux qui n’y étaient pas mais avaient un des leurs dans la zone. Tous ces coups de téléphone, dans l’affolement et l’hystérie, ces emails, ces prières silencieuses et désespérées. Cette insupportable attente face à l’extraordinaire stupeur et désorganisation du monde, le chaos absolu. Ces numéros d’appel d’urgence qui passent en bandeaux sur CNN et qui ne répondent jamais, ces réseaux encombrés, ces listes incomplètes.

 

Il y a ce formidable élan international, toute cette générosité de chaque seconde et de chaque endroit du monde, cette prise de conscience collective, massive et volontaire, ce tsunami humanitaire en réponse immédiate, comme si la planète se soulageait de sa tension comme elle pouvait, pleurait ses morts, comme si nous les pleurions tous, ensemble, nos inconnus disparus.

 

Plus de 200 000 morts et combien de disparus ?

 

Par chance, autour de moi, personne n’a perdu de famille ou d’amis là bas.

 

Personne.

 

Sauf moi.

 

Le 26 Décembre 2004, j’ai perdu mon père.

 

Il n’était pas dans la zone du désastre. Il n’a pas été englouti par la vague, ni n’a été broyé par des débris. Il n’a pas non plus succombé des suites de ses blessures.

 

Il n’était même pas en Asie. Il était en France, tranquillement installé dans son canapé en cuir quand il a appris la nouvelle. Il n’a sûrement perdu aucune miette de toutes les images transmises sur les 187 chaînes câblées de son téléviseur géant avec écran plasma. Il a du beaucoup zapper, comme d’habitude, ni plus ni moins. Et puis quand l’heure du déjeuner est arrivée, il a du se servir son verre de rouge, comme d’habitude, ni plus ni moins.

 

Et quand vint l’heure où la France entière réalisa l’ampleur de la catastrophe au travers de ses restes de gueule de bois, des milliers de français ont commencé à paniquer. Cette mère pour son fils parti en Thailande en vacances avec sa petite amie, ou le mari de sa voisine, journaliste, en déplacement en Indonésie, ou encore le directeur de l’usine de la région parti chercher de nouveaux contrats en Inde, ou la tante de 70 ans en voyage au Sri Lanka avec ses copines du club senior du village.

 

Ce jour là, tout le monde cherchait quelqu’un.

 

Et à cette heure là, j’en suis sure, mon père s’est resservi un apéro.

 

J’ai 40 ans, je suis sa fille unique et depuis 6 ans, il a coupé les ponts.

 

J’allais oublier : j’habite l’Indonésie.

 

Le 26 Décembre 2004, nous étions à Bali.

 

A 7heures 58, heure locale, La Terre a grondé, comme jamais elle ne l’avait fait.

 

A 8h38, la Mer exprimait sa colère.

 

 

 

A l’heure précise du tsunami qui a donné à  Aceh l’aspect lunaire qui passa en boucle sur toutes les télévisions du monde, nous étions sur la plage, à Nusa Dua, avec notre bébé. Nous n’étions qu’à 2000 km de l’épicentre. Nous l’ignorions.

 

Si la vague avait choisi l’autre sens au lieu de partir au Nord Ouest, elle était pour nous.

 

Peut-être aurais-je vécu cette horreur d’encore plus près, peut-être même serais-je aujourd’hui un nom de plus sur une liste de disparus.

 

Quand je suis allée à la plage ce matin là, je n’ai pas pensé à emmener avec moi mon passeport ou toute autre pièce d’identité. J’ai encore moins pensé à me les scotcher sur le ventre pour faciliter l’identification de mon cadavre en cas de tsunami.

 

J’avais avec moi mon paquet de cigarettes et un briquet qui s’essoufflait. Mon matos de survie. J’avais aussi l’espoir d’une journée ensoleillée, après tout nous étions à Bali pour profiter d’un Noël équatorial. 

 

Le tremblement de terre, pourtant d’abord de 8.9 puis réévalué à plus de 9 sur la fameuse échelle de Richter, n’a pas réellement été ressenti à Bali.

 

Nous étions sur le sable, avec pour seule préoccupation de comparer nos coups de soleil quand nous avons reçu un appel téléphonique d’un ami. La France se réveillait, et apprenait avec horreur qu’un raz de marée d’une ampleur sans précédent avait frappé l’Asie du Sud Est, faisant des milliers de victimes.

 

L’information venait manifestement de tomber, ou tout au moins la France, comateuse, ne réalisait pas encore l’étendue du désastre. Nous encore moins.

 

Inconscients de l’horreur qui venait de se produire à juste 2000 km de nous,  une broutille à l’échelle de l’Indonésie, d’un air fataliste, nous avons simplement poursuivi notre inactivité. Il était 13 heures, heure locale et des dizaines de milliers de personnes avaient déjà péri, si près de nous.

 

Puis les téléphones portables, sortis de leur décalage horaire et de leur léthargie de lendemain de fête se sont affolés. La France était totalement réveillée. Les appels de l’étranger se sont succédés, famille, amis, relations professionnelles, tous se sont manifestés.

 

Tous, sauf un. Mon père.

 

Le 26 Décembre 2004, j’ai coulé.

 

Je n’ai pas su me protéger de la violence de la vague d’indifférence, de mépris, d’oubli paternel qui m’a arrachée à mes dernières espérances et m’a engloutie.

 

La Terre et la Mer m’avaient parlé.

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