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Il en va des trains comme des hommes, ils ont des habitudes.

 

Le TGV Le Mans- Paris Montparnasse ne déroge pas à la règle ; Daniel Rosso non plus.

 

Chaque matin, la motrice au museau fuselé ralentit quelques 500 mètres avant d’aborder les quais de la  gare, laissant ainsi aux passagers le temps d’apercevoir un petit bout de la Capitale, souillé par les poussières. Les voitures de tête cohabitent alors avec le dos hideux d’un vieil immeuble gris aux allures d’entrepôt, dont le pan aveugle s’élève tout près des voies ferrées.

 

Invariablement, cinq jours sur sept, Daniel Rosso occupe  la place 25 côté fenêtre, voiture 5, du même train qui l’amène inexorablement vers sa routine professionnelle. Excepté le mercredi, où sa virée parisienne a pour destination particulière un studio logé sous les toits. Il y retrouve Laurence qu’il surnomme « Dolorès ».

 

Dans tous les sens du terme, Rosso est à l’image du français moyen ; par la taille, le degré d’ambition, et la rigueur morale.  Après vingt ans de présence, il a pu s’approprier la place de guichetier – Principal - dans la petite agence du Crédit Lyonnais située Rue Daguerre dans le 14eme arrondissement.  Jusqu’ici, il flottait à la surface d’une existence que d’aucun qualifierait de –terne-, mais dont il se réjouissait considérant qu’il avait fait florès. Pour preuve, il était propriétaire d’un pavillon  aligné comme ses clones sur les flans des  rues  artificielles du Val Fleuri,  petit lotissement implanté au milieu de nulle part  à la sortie du Mans. Il –possédait- aussi une épouse, Rolande, pour laquelle il s’était consumé naguère, d’une passion ne tardant pas à se réduire en cendres refroidies quelques mois seulement après leur union. Il s’y sentait néanmoins attaché par les liens matrimoniaux et des intérêts patrimoniaux partagés. Rolande était une épouse pratique et peu envahissante, dont pensait-il, rien n’altérait jamais l’humeur. Une femme bienveillante dont la vision étroite de l’existence se résumait à la succession de rituels domestiques et de dévouement. Rolande trouvait sa place dans le -tableau social- presque parfait tel que l’entendait Daniel.

 

Pourtant, six mois auparavant, sans motif apparent, Daniel Rosso avait détérioré la plénitude d’une existence qu’il parcourait en ronronnant sans sursaut.

 

Aujourd’hui,  place 25, il se répète inlassablement que sa vie pourrait bien basculer.

 

Tout avait débuté au printemps dernier. Un lundi soir, la Place 24, voiture 5, sur le TGV Paris Montparnasse – Angers via Le Mans, accueillit Laurence Wagner, 20 ans, étudiante aux Beaux Arts. Elle allait rendre visite à ses parents demeurant près d’Angers. 

 

Sociable et quelque peu bavarde, Laurence engagea sans délai une conversation débridée avec l’occupant du fauteuil 25. Son voisin lui parut d’emblée aimable et disponible. Flatté de l’attention qu’on lui portait, Rosso quant à lui se fit accessible, d’autant plus qu’il s’ennuyait. La silhouette agréable de cette jeune sylphide et ses gestes délicats ne lui avaient par ailleurs pas échappé. Evitant tout de même d’afficher le sourire affectueux du prédateur découvrant une proie, il se prit à vouloir qu’elle s’intéressât pleinement à lui. Pour attiser la curiosité de Laurence, le guichetier créa une chimère ; il s’annonça Directeur de banque, le pavillon du Val Fleuri fut promu au rang de Manoir, au cœur d’un lotissement rebaptisé -Propriété – pour la circonstance.

 

Dans ce tableau, forcément, Rolande cessa tout bonnement d’exister.

 

Séduite par la maturité de la cinquantaine,  et  par l’intérêt que lui montrait un homme d’affaire d’une telle d’envergure, Laurence multiplia les aller retour « Paris – Angers », s’assurant ainsi de retrouver  fréquemment celui qui s’installa sans rechigner dans le rôle de l’amant. 

 

Mettant à profit  la vacuité hebdomadaire offerte par le « passage aux 35 h », Rosso retrouvait Laurence à l’abri des regards, chaque mercredi après midi. Il avait loué un petit studio sous les toits, à proximité du Crédit Lyonnais, où la jeune femme enthousiaste avait emménagé avec reconnaissance.

 

Très vite aussi, Daniel surnomma Laurence du beau prénom de « Dolorès », sans lui avouer pourquoi. Laurence n’y voyait pas d’inconvénient.

 

L’atavisme favorisant la répétition des comportements, Rosso reproduisait  l’histoire de son père. Gustave Rosso, au temps de sa jeunesse, avait en effet succombé aux charmes d’une danseuse  andalouse, avec laquelle il avait bien failli filer.  « Dolorès » sur la scène d’un bouge enfumé de Belleville, s’appelait en réalité Maryse Roussel lorsqu’elle se rhabillait après avoir pratiqué tristement, par nécessité alimentaire, un effeuillage professionnel très éloigné de l’Art andalou.

 

Cet épisode avait fait naguère toute une histoire au cœur de la famille Rosso. Alors que le navire familial n’allait pas tarder à sombrer, Madame Rosso avait débusqué la jeune Maryse pour la chasser sans ménagement. Drapée dans son statut d’épouse légitime bafouée elle n’eût de cesse de transformer la vie de la pauvre danseuse en Enfer et de l’envoyer au diable Vauvert.  Cette épopée avait profondément marqué l’imaginaire du petit Daniel. Il aimait bien Dolorès…

 

 

A son tour, par crainte de voir s’envoler l’objet d’une savoureuse passion qui donnait à sa vie une toute autre dimension, Daniel Rosso poussa l’imposture jusqu’à promettre à Laurence une vie à deux qui s’ouvrirait sur des horizons communs,  dès que… Il fallait en effet patienter, de lourdes responsabilités professionnelles le contraignaient à surseoir. Les amants baignèrent dans le bonheur des mois durant, se promenant émerveillés dans les couloirs inexplorés d’un château en Espagne.

 

Jusqu’au pied de nez servi récemment par le destin.

 

Mercredi dernier, mue par une originalité aussi soudaine qu’inattendue, Rolande Rosso suivit à la lettre les précieux conseils d’un « coach » spécialisé dans les affaires de couple, dont elle lisait régulièrement les articles –remarquables- dans sa revue féminine préférée. Elle décida de rejoindre son mari à Paris sans l’en avoir averti ; surprise qui saurait, comme l’affirmait le coach, « raviver les braises du foyer lorsque les flammes faiblissent ». C’était l’occasion ou jamais, ce jour là le couple fêtait un anniversaire de mariage.

 

Un peu avant midi, elle attendait patiemment devant la porte de l’agence, se félicitant d’avoir eu une idée géniale. Quand Daniel sortirait de l’agence pour le déjeuner, elle le conduirait jusqu’au restaurant si romantiquement Russe, où elle avait réservé une table pour deux, nichée dans un recoin réservé aux amoureux.

 

Trouble fête, le hasard avait ce jour là le sens du drame.

 

Pour la première fois depuis sa rencontre avec Rosso, Laurence « Dolorès » attendait, elle, le Directeur de la Banque. Elle bravait légèrement l’interdit, mais était impatiente de partager l’excellente nouvelle ; elle avait vendu sa première toile ce matin.   

 

A quelques mètres l’une de l’autre, les deux femmes se sourirent poliment, unies par un même contexte d’attente, avant de retomber dans une indifférence courtoise.

 

A midi dix, Rosso alla droit vers le précipice. Il s’arrêta net sur le seuil de l’agence, brusquement spectateur d’un désastre imminent. Réprimant un réflexe de fuite qui avait failli s’accompagner d’un grotesque « C’est pas moi… », il fit le seul choix qui lui parut en mesure d’atténuer la débâcle. Il se dirigea d’un pas vif vers Rolande en s’esclaffant  « Oh, ma chérie, quelle bonne surprise !!! », de la  voix d’un baryton essoufflé,  que même lui ne reconnaissait pas. D’un geste impatient de la main, pareil à celui qu’aurait fait quelqu’un dont les extrémités sont ankylosées, il pria discrètement Laurence de sortir de la scène, de ne pas jouer le troisième larron,   ou de jouer l’Arlésienne, ce qui revenait au même. 

 

L’imposture éclata ainsi tout aussi brusquement aux yeux de Laurence. Elle tourna les talons sans chercher à blesser l’épouse manifestement inconsciente des trahisons qu’elle avait traversées les yeux bandés. L’espace d’un instant, Laurence ressentit même pour cette femme un sentiment de pitié solidaire contrastant curieusement avec les brûlures de l’affront, et les torrents de colère qui dévalaient ses veines.

 

Depuis ce jour maudit Rosso avait totalement perdu  sommeil et appétit. Quatre jours durant, il avait voulu joindre Laurence pour lui servir « les trente six raisons d’Arlequin ». Le téléphone sonnant toujours occupé, les fils du drame restaient toujours noués.

 

Ce matin, comme la veille, le TGV tarde à glisser vers les quais. Livide,  tenaillé par la peur, Daniel Rosso n’a rien d’autre à faire que laisser son regard errer sur les vagues de pluie venues caresser les vitres du wagon. Vidé d’énergie par quatre nuits d’insomnies tourmentées, il prend lentement conscience qu’on bouge autour de lui. Les voyageurs  sont animés, c’est inhabituel.

 

Par petits groupes, ils s’agglutinent derrière les vitres pour mieux voir ce que Rosso découvre peu à peu lui aussi.

 

Sur le pan de mur gris qui s’élève tout près de la voie, une fresque richement colorée est apparue durant la nuit. Une main habile a peint, grandeur nature, une très jolie femme brune ressemblant trait pour trait à Laurence, sa Dolorès. On dirait une Andalouse. Derrière elle, Rosso aperçoit les contours flous d’une silhouette maladive, comme ratatinée, dont le visage de supplicié ne lui laisse aucun doute : c’est le sien !

 

Coiffant la fresque, l’Artiste a titré son œuvre « Les Dolorès et le Rendez Vous de Samarkand ». Au dessous, elle a signé – Laurence Roussel, petite fille de Maryse Roussel –

Le train redémarre au ralenti pour se traîner enfin jusqu’aux quais. Daniel Rosso lutte péniblement contre la nausée. Il se répète qu’en effet, sa vie a bel et bien basculé.

 

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