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La première fois où ce phénomène se produisit, ce fut en Chine, où je me rendais lors d’un de mes nombreux voyages d’affaires, en qualité d’import - export . Je descends de l’avion, un comité composé des représentants de la firme que je dois rencontrer s’avance vers moi, me salue selon la coutume chinoise, je lui rends son salut, m’engouffre dans une voiture et regagne mon hôtel pour y goûter un repos bien mérité. « N’oubliez pas notre rendez-vous à 9 heures précises », me dit le responsable qui doit animer le staff de demain… Installé dans ma chambre, je commence à déballer mes effets, les range sur des cintres pour les défroisser de ce long voyage, vais faire un brin de toilette, et, à ce moment, un léger frappement à la porte m’indique une présence. Entrez, lançais-je d’une voix ferme. La porte s’ouvre et laisse place à un employé m’apportant quelques rafraîchissements. Je lève à peine la tête, occupé à rentrer des données sur mon portable. « Monsieur désirerait-il autre chose ? » Non, ça ira comme ça pour ce soir, merci beauc… A ce moment, je me redresse, jette un regard rapide sur le serveur, qui a tourné les talons pour regagner le couloir. « Tiens, pensais-je, cette silhouette me rappelle quelqu’un, mais qui  donc ? Je reprends rapidement le cours de mon étude et oublie aussitôt mon visiteur.

 

Puis ce fut l’Italie, un voyage à Venise où mes affaires me conduisirent un peu plus tard. J’avais bouclé mon programme, il me restait un peu de temps avant mon retour et je décidai de m’offrir un petit tour en gondole, projet éminemment banal, mais romantique à souhait, surtout lorsqu’on le partage avec l’une de ces beautés latines que l’on ne rencontre que là-bas. Malheureusement, au dernier moment, la diva me fait faux bon et c’est seul que j’embarque pour la plus courte des croisières que les agences puissent proposer. Seul, c’est beaucoup dire, car je suis vite rejoint par un groupe de Belges qui embarque au dernier moment, en sautant de conserve dans le frêle esquisse  au risque de le faire chavirer, et nous voilà partis explorer ce qui fut jadis un paradis et qui, à présent, se rapproche plus des Halles de Rungis en fin de marché. Volontairement détaché de ces contingences matérielles, notre Stentor, dont l’équilibre n’a d’égale que la voix,  égrène le répertoire de ces  barcarolles qui ont de tous temps contribué à la renommée de la ville.  «Mais cette voix,  ces inflexions, où les ais-je déjà entendues ?  Dans une autre langue, ça, c’est certain, mais laquelle ? » Je cherche, me creuse la tête, les méninges, m’interroge, mais en vain, la balade s’achève, mes questions restent sans réponse.

 

Six mois après, j’étais aux USA, c’était le soir, et un taxi m’attendait devant mon hôtel pour me conduire au centre d’affaires. Dépêchez-vous, dis-je au chauffeur, je suis très en retard et la circulation a l’air d’être intense à cette heure. « Bien,  Monsieur » répond ce dernier dans un français impeccable. « Vous êtes français ? » demandais-je ? Oui, Monsieur, j’ai habité 30 ans en France et je ne suis là que depuis peu… « Ah bon ? Et qu’est-ce qui vous a motivé pour habiter New York ? » « Je voulais changer d’existence, j’étais arrivé à un tournant de ma vie où il  faut faire des choix, virer de bord, comme on dit, la routine m’avait gagné, le train-train quotidien des choses m’ennuyait… « Et que faisiez-vous avant ? « J’étais dans l’Import-export, je voyageais beaucoup, en Chine, en Italie, aux USA où j’ai appris à bien parler la langue, vous voyez, rien que de très banal. Avant, c’était le monde qui me conduisait et m’indiquait la route à suivre, à présent, c’est moi qui le guide et le mène là où il veut aller…   Sage philosophie, pensais-je, mais c’est amusant, sa situation me rappelle quelqu’un, quelqu’un de proche, de très proche, c’est sûr, mais qui ?

 

Les années passèrent, j’allais toujours de ville en ville, de pays en pays, de continent en continent, toujours en quête d’affaires à conclure, de marchés à emporter, d’argent à gagner. Ma fortune avait attiré derrière moi une cohorte de courtisans qui m’idolâtraient et se prosternaient à mes pieds chaussés des  bottes que j’étais fier de leur laisser lécher, mes conquêtes féminines se comptaient par dizaines et je devais jouer de ruse pour rencontrer l’une sans froisser l’autre. J’hésitais  encore entre la vietnamienne soumise, la femme d’affaires déjà mûre, la jeune surfeuse australienne, la danseuse de flamenco ou la douce Parisienne qui, Pénélope moderne, guettait mon retour entre deux avions.

 

Un matin, j’étais à Londres, dans le fog coutumier à cette ville, je vois un couple passer, enlacé, ils avaient l’air de s’aimer très fort, lui, murmurait quelque chose à son oreille, elle répondait dans de grands éclats de rire. Je fus très ému par cette vision. Les ayant perdu de vue pendant un temps, je les retrouvai peu après, dans l’un de ces nombreux squares qui font le charme de Londres, ils sont assis sur un banc, toujours enlacés, toujours heureux. Je m’assieds sur un siège jouxtant le leur, tente d’entendre leur conversation. Ce n’est pas un couple « légal », comme on dit, mais leur liaison a l’air forte, sérieuse, durable. Leur amour paraît éternel. Soudain, le ton change, il est question de départ, le jeune homme devient nerveux, fébrile, il doit regagner la  France, où ses affaires l’appellent, il ne sera pas long, c’est promis, il reviendra bientôt, la jeune fille pleure, proteste, sa douleur a quelque chose de pathétique. Le jeune homme l’embrasse une dernière fois, se lève, vient vers moi, me sourit, me regarde avec insistance, me  serre très fort la main, me tape sur l’épaule d’un geste familier, comme une très vieille connaissance. Son regard semble dire : « Tu vois, nous sommes frères depuis toujours, mon histoire est ton histoire, nos destins sont liés,  je suis ton alter ego, en quelque sorte. »

Je rentre en France bouleversé et très troublé par la ressemblance entre ce jeune homme et moi.

 

Reparti en Chine pour une étude de marketing, je fus donc conduit à  retourner dans l’hôtel qui m’hébergea jadis. A peu de choses près, le scénario est le même. Dès l’arrivée, je me jette sur mon lit pour récupérer un peu de mon voyage et me mettre en forme en prévision de la longue journée qui m’attend demain. Je ne tarde pas à m’assoupir  lorsqu’on frappe à ma porte, les rafraîchissements, comme d’habitude, le serveur entre, pose les consommations, me dit un mot de politesse et s’apprête à partir, je me frotte les yeux, je vois trouble car j’allais sombrer dans un sommeil réparateur, je frotte encore mes yeux et qui apparaît devant moi ? Mon double, tout simplement, c’est moi, avec les yeux un peu bridés et le teint légèrement différent. Il n’a pas l’air surpris de ma réaction.  « Je vous attendais », dit-il. Qu’avez-vous donc fait depuis toutes ces années ? « J’ai bourlingué de ville en ville, conclu des affaires, gagné des procès, perdu des marchés, bref, j’ai vécu, voilà tout…et vous, pendant ce temps ? "J’étais au service de ma clientèle, j’ai satisfait les caprices des milliardaires, servi le champagne à toutes les heures de la nuit, ciré les pompes de quelques maniaques, je suis resté dans ma ville et n’ai pas pris de vacances, car ici, ce n’est pas la coutume." « Etes-vous heureux de votre sort ? » « Oui, car je ne connais rien d’autre . Et vous ? » « Non, car je connais tout et rien ne me satisfait vraiment. Ma patrie n’est plus vraiment ma patrie, car je n’y suis guère. » « Vos amis ? » « Je n’en ai pas,  ce sont des vautours qui en veulent à ma bourse » « Vos amours ? » « Je n’en garde jamais longtemps, car je suis volage et indécis » "Quel bilan tirez-vous de votre vie ? " « Je n’en sais rien, je n’y ai, à vrai dire, jamais songé. Négatif, peut-être, mais je ne peux pas l’affirmer, car,  comme vous, je n’ai rien connu d’autre, alors, où est le bonheur, en vérité ? » « Pensez à notre conversation à votre retour en France et prenez le temps de vous interroger sur le vrai sens de votre vie, vous verrez , c’est salutaire… » « Mais… cette ressemblance, ne vous surprend-t-elle pas ? » " Non, je le savais, je savais que mon double se trouvait quelque part, dans le monde, et j’attendais de le rencontrer." « Votre double, mais nous n’avons rien en commun ! » « Vous ne le savez pas, mais nous avons en commun notre nature humaine qui nous unit, qui est à la fois notre force et notre faiblesse. Sans que vous vous en doutiez, au fond de vous, votre vie ne vous satisfait pas, vous êtes à la recherche d’un absolu qui tarde à venir… » « Tandis que vous, en cirant les chaussures de ces Messieurs… » « Il n’y a rien de plus instructif que de se mettre au service des plus exigeants. Demandez à votre chauffeur de taxi » « Mon chauffeur de taxi ? » « Souvenez-vous, à New - York, naguère, ce qu’il vous a dit « C’est moi qui le guide là où il veut aller », croyez-moi, quittez cette vie de chimères et de faux-semblants, vivez une vie simple, en profitant des petits plaisirs de l’existence, chaque fois que l’occasion se présentera, et revenez me voir dès qu’il y aura du neuf… »

 

Je suis revenu en France quelques jours plus tard, j’ai déposé ma démission sur le bureau de mon chef ébahi, avec l’argent que j’avais gagné pendant toutes ces années, je me suis acheté un loft à Paris, j’ai épousé une petite anglaise qui ne supportait plus une vie de mensonge avec un amant toujours absent, nous sommes allés en voyage de noces en Chine et avons dormi dans l’hôtel où j’ai retrouvé mon double qui ne me ressemblait plus, mais qui m’ a accueilli comme un frère, nous avons versé une larme en nous étreignant. A la vue de ma femme, il a dit : « C’est elle, je le sais, qui changera ta vie et t’ouvrira les yeux… »

Je n’avais pas besoin de sa remarque, je le savais depuis le premier jour de notre rencontre. Nous coulons désormais des jours heureux, j’ai trouvé l’amour et perdu tous mes amis, qu’importe, je suis libre, je vole comme un oiseau dans la transparence de la lumière et la clarté de la vie, l’année prochaine, je l’emmène à Venise, je connais un gondolier qui chante l’amour mieux que personne et ce soir, chérie, dans la chaleur de la nuit, je te fredonnerai la plus tendre des barcarolles.

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