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Mon prénom c’est Gustave ! Gustave… un vrai prénom d’homme au nez rouge, de bille de clown, Tatave abrègeront certains ! C’est ça, moquez-vous ! D’autres prétendent que c’est un prénom d’homme de la terre, agriculteur, pomiculteur, horticulteur, viticulteur, apiculteur… que sais-je encore ! Ce serait donc, d’après eux, un prénom  rustique, un prénom terroir, le prénom d’un gars fort en gueule, fier  à bras,  bedaine à bière,  godillots crottés et  soies de sanglier émergeant des trous de nez !

 

Vous n’y êtes pas du tout ! Le Gustave que j’étais alors, c’était tout le contraire ! Un parfait bourgeois, gentilhomme de surcroît, sérieux, boutonneux,  cultivé, bien mis et propre sur lui ! Yeux clairs, cheveux clairs, moustache et barbiche taillées au cordeau ! Pour preuve, le monde entier me connaît aujourd’hui encore, et nul ne m’oubliera ! Jamais !

 

Ma mère, Catherine, adorait ce prénom,  au long des jours, elle susurrait des « Gus mon gus », elle insistait longuement sur le S et un souffle parfumé d’épices et de chocolat emportait mes sens.

 

J’avais  envie de manger ma mère, parfois je la mordais, je la dégustais en cachette, sa peau avait un goût de pâtisserie maison : gâteau aux noix de pécan, clafoutis aux bigarreaux, tarte aux quetsches bleues... Ma mère était reine dans sa cuisine aux faïences de Delphes et esclave de sa maisonnée bourguignonne : de mon père, militaire de carrière et adjudant domestique, de mes frères et sœurs tyrans insouciants et heureux, du jardin aux herbes folles, des bêtes à soigner, des lessives, du linge, et des mille autres tâches que mon âge ne pouvait encore concevoir.

 

J’aimais le son doucereux de sa voix, j’aimais ses chatouilles, ses tendres gazouillis, elle m’appelait son « grand petit homme » puis plus tard « son petit grand homme ». Elle me promenait au parc de la ville, rien ne la rebutait, quel que soit le temps, nous sortions. Un reste d’enfance couvait en elle, elle glissait dans le toboggan, s’étourdissait au tourniquet. Elle laissait  zéphyr  et vent d’autan gonfler ses jupons, déployer ses lourdes tresses noires d’encre jusqu’au creux de ses hanches lorsqu’elle s’élançait debout sur les balançoires du petit square du quai Nicolas Rollin, tout près du port du canal. Elle criait aussi d’une manière étrange et prémonitoire, " Plus haut Gus, plus haut ! C’est le ciel qu’il faut viser ! "

 

Nous avions bien entamé le XIXème siècle, la vie était dure en1830 et c’est ma mère, elle  encore, qui entretenait la famille. Elle s’était mise au commerce de la houille, étonnante et improbable reconversion pour une mère de famille me direz-vous, mais le négoce fonctionnait plutôt bien ! Elle avait même débauché mon père de sa garnison, il travaillait donc sous ses ordres ! Ma mère était une boite à idées et un bourreau de travail ! Grâce à elle, nous avons enfin connu l’aisance, le confort, nous avons eu accès à la connaissance, à la culture… la richesse : jamais.

 

J’ai pu étudier à Dijon tout d’abord, ma ville natale, puis à Paris, lorsque mes parents regagnèrent la capitale. J’ai fréquenté le fameux collège Sainte Barbe, plus tard l’Ecole Centrale m’ouvrit grand ses portes. J’étais bûcheur, brillant, doué, inventif, ambitieux  et créatif. Assoiffé de connaissances, j’ai aimé cette formation, ce monde de la Construction, de la mécanique. J’ai aimé l’effort, le mien, celui des autres  et l’esprit d’équipe. J’ai aimé construire, concevoir, bâtir, imaginer le futur. J’ai aimé les stages de terrain, sur d’impressionnants chantiers, là où le génie humain, ou la sueur et le labeur des hommes laissent l’empreinte de leur passage, pour l’éternité entière.

 

Je devins donc ingénieur et fus très vite recruté par Monsieur Nepveu, chef d’entreprise de constructions métalliques, bonhomme original, artiste inavoué,  transformiste à ses heures perdues dans un cabaret Montmartrois, amateur de  bons mots, mais avant tout, amoureux fou de purs sang et de paris hippiques. Sa jument « charade », c’était sa danseuse rousse ! À un détail près : charade coûtait peu et rapportait gros !

 

Mon patron d’alors, vous l’avez compris, semblait venir d’une autre planète, ses prises de position péremptoires faisaient parfois tourner les réunions de travail au vinaigre.

Je me souviens fort bien de sa décision concernant ma première affectation : m’installer à Bordeaux et y réaliser un ouvrage d’art, un monumental pont de chemin de fer ! Ce fut le tollé général, le conseil d’administration me trouvait trop jeune, trop inexpérimenté pour une telle mission, Ces messieurs en habits jetèrent l’anathème sur le projet.

 

Monsieur Nepveu, confiant et miséricordieux, convoqua sa volière à queue de pie et haut de forme et cloua le bec à mes détracteurs. Il leur demanda de changer de disque et d’écouter parfois le chant de sirènes, celles qui vous entraînent dans le sens du courant sans vous faire systématiquement des queues de poisson !

 

Il allia alors le coup de cœur au coup de gueule et déclara à l’envie : «  Ce jeune homme est un génie ! Il est fou et il sait faire, c’est exactement ce qu’il nous faut !  Gustave va nous construire un pont qu’aucune locomotive digne de ce nom n’en rencontrera jamais ! » Monsieur Nepveu  l’emporta.

 

Il se mit à gribouiller en râlant une ébauche de contrat et nous le signâmes de conserve ! Je pus enfin concevoir ce pont qui enjambait la Garonne  et réjouir les « michelines » bordelaises et autres monstres d’acier crachant vapeur !

 

Mes succès se confirmèrent, se succédèrent  et s’accélérèrent. Ma réussite fut telle que j’en vins à créer ma propre société et construisit des viaducs, des ponts en arc, des édifices variés jusqu’en 1885. A ce moment c’est le Nouveau Monde qui fit appel à moi.

 

Mes compétences, mon esprit novateur, mon éclectisme architectural, mon audace avaient fait merveille. Je fus récompensé de mes efforts constants et rejoignis ce continent qui me fascinait. Je traversais l’Atlantique et m’attelais à l’ossature d’une statue que la planète entière reconnaît encore aujourd’hui : une femme gigantesque munie d’un flambeau accueille les voyageurs et les guide à bon port.

 

J’étais alors au somment de mon art ! C’est ce que je croyais ! Un soir pourtant, je me souvins de mes après-midi d’enfance, lorsque ma mère, du haut de sa balançoire, m’avait lancé un défi : »Plus haut, toujours plus haut mon Gus ! C’est le ciel qu’il faut viser ! »

 

En 1887, les fondations d’un monument dédié à l’exposition universelle sortirent de terre. J’étais le concepteur de la tour de fer ! De nombreuses voix s’élevèrent pour prédire l’écroulement de l’édifice. Certains détracteurs mettaient en cause l’esthétique du bâtiment, ses tubulures infernales, ses 1665 marches et ses 324 mètres de hauteur qui selon eux « défiaient Dieu lui-même ! » D’autres encore y voyaient trivialement « un suppositoire vulgaire et criblé de trous » ou encore « un saurien dressé sur ses pattes »

 

Ma grande oeuvre inspira pourtant nombre de poètes, d’écrivains de peintes ou de musiciens. Gounot lui avait même dédié son petit « concerto dans les nuages ! » Ma mère, là d’où elle contemplait la terre, pouvait être fière de son Gus !

 

La « GRANDE DAME fut inaugurée par le Président Saidi Carnot en 1889 ! Elle fût le clou de l’exposition universelle. A ce jour, elle a 127 ans, bons pieds, bon œil et je vous en souhaite autant !

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