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Dans les années 1990 il était critique de faire vivre une entreprise dans le secteur de la communication. Odilon-Cédric (surnommé Odicé par ses propres soins — c'est d'ailleurs ainsi qu'il baptisa sa société naissante) avait eu le culot, à cette période précisément, et en toute connaissance de causes, de se lancer dans la création de sa propre boîte. Il avait été recruté un an plus tôt par une agence qui avait besoin de se moderniser. Mais agacé par les lenteurs de l'équipe dirigeante, il claqua la porte du jour au lendemain. Il lâchait l'affaire avec une commande décrochée grâce à l'outil informatique qu'il avait lui-même promu et installé, et qu'il savait pertinemment être le seul à pouvoir faire tourner — signant ainsi l'arrêt de mort de la modeste agence. Odilon ne s'embarrassa cependant pas de scrupules. Avec ce qu'il avait en tête, il savait qu'il pouvait s'attacher les budgets des grandes maisons de luxe qui étaient à l'abri de la récession pour longtemps encore, à condition d'être le premier sur le coup.

Son intuition, sa créativité, servies par son assurance flamboyante, lui ouvrirent effectivement les portes des bureaux des dircoms les plus convoités de la capitale. Ses projets étant solides et brillamment présentés, il multiplia les contrats. Tandis que beaucoup d'autres dans la profession à cette même période s'essoufflaient et perdaient leurs forces à seulement se maintenir suspendus au-dessus du vide, lui grimpait sur les sommets, avec un bonheur insolent. Il sut s'entourer dès le départ de collaborateurs aux dents longues, techniquement très pointus, qui l'admiraient pour son aisance, sa force de conviction, son autorité naturelle. L'émulation qu'il créa au sein de son équipe réduite et soudée, lui permit de produire des outils de communications nouveaux et percutants.

Sa charge de travail fut fatale à son couple. Dans son univers professionnel il fréquentait des jeunes femmes libres, séduisantes et séductrices et, là non plus, il ne s'embarrassa pas de scrupules. Pierre-Adrien, son fils de six ans, ne fut bientôt plus qu'une ligne de rendez-vous fixe, noircie sur son agenda, le dernier samedi de chaque mois, entre 11 heures et 16 heures. Son chauffeur allait le chercher à domicile et ils regardaient ensemble un film dans son auditorium des Champs-Elysées, souvent en compagnie d'une ou deux collaboratrices minaudantes, tout en grignotant des pots entiers de maïs soufflé.

Marie-Charlotte avait été surprise par le tour qu'avaient pris les événements. Elle n'en revenait pas de la facilité avec laquelle Odilon s'était détaché d'elle et de sa famille. On était loin du jeune étudiant en scénographie, sûr de lui certes, mais chaleureux et respectueux des autres. En y réfléchissant cependant, elle se souvenait de certaines circonstances annonciatrices, révélatrices d'un tempérament peu disposé à faire des concessions, pour le moins.

Pendant leurs vacances en Corse, une année, ils avaient rencontré à Ajaccio une sorte de dandy qui avait tout de suite déplu à Marie-Charlotte. Ils avaient fait sa connaissance en se promenant sur les pontons du port de plaisance. Odilon s'était arrêté pour admirer un yacht (Guy Couach 16 mètres, 2 fois 450 chevaux, 3 cab, 3 bains, clim, électronique complète) aux lignes très modernes, agrémenté d'un solarium sur le pont supérieur. Le propriétaire qui les observait se présenta et leur offrit un rafraîchissement à bord. Odilon fut tout de suite fasciné par le luxe du yacht et le snobisme de leur hôte. Pendant près d'une semaine, sans tenir compte des réticences explicites de Marie-Charlotte, il accepta, avec un enthousiasme de groupie, toutes les propositions d'excursion que leur fit le plaisancier en mal de compagnie. Cela ne cessa que lorsqu'elle exigea, en pleurant, qu'il fasse davantage attention à elle et à ses sentiments, se rendait-il compte enfin, qu'il gâchait leurs vacances ?!… Odilon mit un certain temps à comprendre cette réaction et finit par se dire désolé, il n'avait fait cela que parce que ce type pouvait être une relation intéressante !!!

Ce qu'était une relation intéressante, selon Odicé, on pouvait s'en former une notion plus précise encore en emboîtant le pas de Marie-Charlotte sur le chemin de ses souvenirs.

Après leur mariage ils avaient été très liés avec sa cousine et son mari. Ils se voyaient presque tous les week-ends, cinéphilaient, picniquaient, jouaient ensemble au golf et au rami. Jean-Pierre était responsable d'Agence d'une banque populaire. Les deux couples s'entendaient bien, même si Odilon trouvait parfois Jean-Pierre un peu lourd avec sa passion pour la photo, et Agnès un peu débile avec son gamin. Les deux hommes avaient de longs échanges passionnés sur la finance, débattaient de la politique économique, partageant la même conviction sur les bienfaits du libéralisme et n'ayant qu'une seule déesse à la bouche : la croissance. Cet enthousiasme, qu'Odilon confirmait peu à vrai dire dans ses échanges privés avec Marie-Charlotte, tomba totalement quand Jean-Pierre lui refusa de financer son projet d'entreprise. Depuis l'échec de son laborieux travail d'approche, Odilon faisait la tête systématiquement à chacune de leurs sorties, et dès qu'il en eut l'occasion, il fit un esclandre, se montrant odieux et insultant en plein déjeuner au club-house, traitant Jean-Pierre d'épicier frileux. C'est ainsi que fut consommée la rupture entre les deux couples, rupture que Marie-Charlotte se reprochait amèrement de ne pas avoir empêchée.

Associé à ce dernier souvenir, un autre la faisait rougir, bien plus encore, car par sa passivité elle s'était faite complice d'une véritable tentative d'escroquerie. Il y avait eu ce concours, pour l'organisation d'une exposition sur les transports en commun à la maison de la Radio. Trois des meilleurs dossiers, dont celui d'Odilon, passaient devant l'adjoint au Préfet de Région, financeur de cette manifestation grand public. Les dossiers se valaient, chacun à sa manière était original et spectaculaire, et il paraissait certain que le critère financier allait être déterminant. Afin de présenter un budget imbattable, Odilon « oublia » d'assurer trois grosses pièces pour la durée de l'expo. Heureusement pour lui, son projet ne fut pas retenu. Mais évidemment Odilon ne voyait pas cet aspect positif. Une rage blanche l'habitait ; les muscles de ses mâchoires se gonflaient rythmiquement. Au retour il conduisit en silence, dangereusement vite. Il finit par brûler un feu rouge devant un agent.

Au lieu de faire amende honorable il déversa sa violente colère sur le flic.

Exceptionnellement, celui-ci fut d'une grande dignité, lui demanda de bien vouloir reprendre ses esprits et continua en silence d'établir sa contravention, qu'il lui tendit respectueusement, sans sermon ni aucune pénalité supplémentaire pour outrage. La classe de cet agent mettait en relief l'arrogance et la bêtise du comportement d'Odilon.

C'était sans doute la première fois, à bien y repenser, qu'elle le trouvait ridicule. Presque détestable.

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