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        Aujourd'hui, nous  ne sommes que deux, assis dans la cuisine autour de la table. La maîtresse de maison s'apprête à servir, le plat  est à la portée de sa main sur la cuisinière ; moi, je tourne le dos à la fenêtre.

 

        De cette  baie,  nous apercevons au premier plan, sur une pente douce, un petit jardinet où dominent de très hauts  platanes, des cyprès,  un néflier ; à leurs pieds un parterre de fleurs d'où s'exhalent de mai à septembre des senteurs enivrantes qui embaument, au delà de la cuisine, les autres chambres de l'appartement. Au second plan, le regard embrasse  non seulement une grande avenue, large, passante --distante  à peu près d'une vingtaine de mètres à vol d'oiseau--  sur laquelle quotidiennement  roule dans les deux sens  une procession sans fin de véhicules. A grands coups de sifflets, des policiers les orientent, au milieu de la pétarade des moteurs. De l'autre coté, une ruelle grimpe pour disparaître de la vue, quelques mètres plus loin. Sur les larges trottoirs qui bordent l'avenue, le va-et-vient  d'une foule bigarrée : des vieux, des jeunes, des couples, des écoliers bruyants bousculent les gens pour se frayer un chemin.

 

        C'est par cette fenêtre , il y a quelques années, que  nous avions vu, vécu vibré, et partagé la liesse de tout un peuple qui fêtait, en défilant au son des tambourins, des karkabous, des youyous des femmes ,  la  victoire mémorable en football, acquise en Espagne par nos jeunes sur un  des grands favoris. Quel bonheur! Quel orgueil. Toute une population  dans la rue. Des vivats, des chants s'élevaient de partout. On dansait sur la macadam. L'exubérance était également chez nous, à la maison. Nous la partagions. L'exaltation et la frénésie de la foule nous envahissaient, nous submergeaient

 

        Oui, en ces là, nous étions cinq : Elle, eux -une fille et deux garçons- et moi. Tous assis autour de la même table,  nous respirions la sécurité et la certitude des lendemains. Nous parlions  d’avenir, nous  nous projetions  dans le futur. Nous étions persuadés que le développement,  le bien-être,  la liberté étaient à portée demain. Le rêve était alors permis. Pour les enfants, achever les études, se spécialiser, trouver du travail. Pour elle et moi, acquérir  dans le cadre de la copropriété l'appartement que nous occupions  au premier étage de cet immeuble, situé  en contrebas de la grande avenue. Nos rêves  étaient réalistes et réalisables.

 

        Mais c'est également  par cette fenêtre que, quelques des années après, nous  avions observé, constaté les premiers signes de la régression. Des barbes noires fournies, des tenues afghanes, des hidjabs  couvrant le corps de fillettes, des collégiennes et  de presque  de toutes les femmes. Les couples marchaient  séparés dans la rue : le barbu  devant l'épouse -véritable pain de sucre ambulant- derrière traînant par une main gantée  les gamines enrobées aussi  de noir...C'est aussi par cette fenêtre que nous parvenaient le bruit sourd et répétitif des détonations, l’explosion assourdissante des bombes et des voitures piégées.  Le  crépitement de mitraillettes en plein jour. Le hurlement  des sirènes des ambulances que nous apercevions sur l'avenue qui filaient  vers l'hôpital tout proche. C'est donc par cette fenêtre  que l'épouvante s'insinuait  dans notre logis, traînant derrière  elle  la frayeur, le désarroi, l'incertitude des lendemains. La peur  s'installait à demeure .On blindait les portes, on barricadait toutes  les  issues.

C'est aussi, par la cette fenêtre, le cœur serré, les larmes aux yeux  que nous avions vu les enfants partir, l’un après l'autre, vers des cieux plus cléments. Nous ne sommes à  nouveau que deux...

        C’est également  par cette fenêtre que je vois, aujourd’hui, des enfants,  garçons et filles, bien habillés,  accompagnés par l'un des parents monter la ruelle d'en face, puis disparaitre de ma vue  pour se diriger certainement vers la garderie située un plus haut

Nous avions observé , partagé  la joie  de  tous , ressenti la peur ,craint le pire  et  constaté le retour de l'espoir,  c'est  par cette fenêtre de la cuisine; oui  c'est par ce trou noir ou lumineux  que vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

 

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