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            Les nuages pesaient sur la ville et cachaient le soleil. Comme le sang que j'avais fait couler un soir de colère, ils se coagulaient en masse épaisse, compacte, un caparaçon qui ne me protégeait de rien mais plombait le jour, plombait ma vie. Je les voyais, par les barreaux serrés de ma cellule, je ne voyais qu'eux et je ne les voyais pas ; ils n'étaient qu'une masse informe, lourde, confuse, menaçante. Ils avaient besoin d'éclater et ne le pouvaient pas, englués comme je l'étais dans une fatalité irrémédiable.

 

            Comment je me suis retrouvé entre ces murs de béton chaulé, peu importe. Vous décrire l'endroit où je dois vivre désormais, à quoi bon ? Une table de formica, deux chaises, deux minces couchettes, un siège de WC béant, une étagère minuscule où je n'ai rien à ranger, c'est tout. Aux murs, les contours noirâtres de posters décollés. Rien d'intéressant. Rien d'autre que ce que l'on trouve dans la cellule voisine, dans toutes les cellules de cette prison, dans toutes les cellules de toutes les prisons. Ce lieu, je l'ai découvert dès mon arrestation. Mais après le verdict, ce soir de chaleur épaisse et menaçante, quand j'ai su que ces parois sales clôtureraient pour vingt ans mes rêves d'homme, que je ne saurais désormais de la vie que ce que me montrerait ce carré bleu, blanc ou gris en haut du mur, je me suis pour la première fois senti en prison.

 

            Voilà cinq années que j'y suis enfermé. Parfois, un compagnon partage mes journées, l'espace de quelques mois. Puis un autre. Nous sympathisons quelquefois. Alors, nous regardons ensemble à travers les barreaux le mur de briques noircies de l'aile ouest et, par-dessus, le ciel. Le ciel tantôt injurieux, tantôt paisible, tantôt inquiet, ou rieur, ou tendre. Un ciel qui n'est pas qu'à nous, qui nous impose ses humeurs mais qui est notre liberté. Personne ne peut, mieux qu'un prisonnier, aimer le ciel qu'il aperçoit par la fenêtre.

 

            Ce ciel, c'est pourtant celui de tout le monde. Tout le monde... Des gens qui vont et qui viennent, qui se hâtent au travail ou pour aller rechercher leurs enfants au sortir de l'école, des gens qui partent en vacances, qui se marient, qui visitent des maisons à vendre ou repeignent en blanc la clôture de leur jardin. Des gens qui prennent l'apéritif autour d'un barbecue avec leurs amis, le dimanche, en se demandant si la pluie ne gâchera pas leur après-midi. Ou des gens qui n'ont de toit que ce ciel, à l'aplomb de la rue où ils dorment. Tout le monde...

 

            Pour me distraire, l'atelier de menuiserie où, ma foi, je ne me débrouille pas mal pour le bon à rien que j'étais ; les récréations dans la cour, ce puits sombre que le soleil souvent méprise ; les soirées organisées par des bénévoles, chaque semaine. C'est Mademoiselle Grandier qui anime les ateliers d'écriture, une bonne fille d'une soixantaine d'année, toujours célibataire. Des chaussures plates avachies sur ses gros pieds, pas de hanches ni de taille, toutes les rondeurs dans la poitrine. Difficile de lui concéder du sex appeal. Mais nous, nous l'aimons bien. Sous sa permanente trop serrée, derrière ses lunettes au regard bleu, ses yeux portent toute la bonté du monde. Elle arrive et le soleil entre avec elle. Elle ouvre son vieux cartable de cuir et c'est la vie qui s'en libère. Elle lance une idée, une idée légère, et nous la suivons ; les murs de la prison n'existent plus, nous sommes dehors à nous promener sur les Champs Elysées ou sur les plages infinies des Seychelles, nous chantons la Marseillaise à pleine voix sur la pelouse du stade de France, nous dînons dans une restaurant chinois avec notre petite amie avant de l'emmener au cinéma pour l'embrasser. Nous qui n'avons plus d'amis, nous nous en découvrons dix, cent, mille peut-être ; nous qui n'avons plus ni femme ni enfants, nous inventons notre famille, une famille unie, chaleureuse ; nous qui avons tout raté, tout saccagé, nous sommes des héros. Nous n'avons plus de passé, si ce n'est celui d'un prince, et l'avenir est brillant, à la mesure de nos désirs fous. Et quand s'en retourne Mademoiselle Grandier et que nous retrouvons les quatre murs épais de nos cellules, la vie n'en finit pas de réveiller nos esprits et nos coeurs. Chaque jeudi est semblable, chaque jeudi est autre. Nous devenons enfin ce que nous sommes. Ce que l'on voit au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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