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Mon petit-fils, âgé de 15 ans, m’a élu comme confident. J‘en suis très fier. A chaque séjour de vacances dans notre maison de famille, en Bretagne, la première chose qu’il demande c’est une grande balade avec moi autour de la propriété. Son but, en réalité, est de me raconter ses dernières aventures. Et il y en a !

Cette fois, je suis particulièrement touché. Il vient de se découvrir amoureux de son amie Cathy, une jolie rousse de 14 ans dont il me montre la photo. Même sa mère ne sait rien !

Je contemple un instant la photo. Quelle beauté ! Elle me ferait presque regretter les cinquante ans qui nous séparent.

Justement ! Il y a cinquante ans…

Le joli minois, un tantinet malicieux, me replonge dans mon passé sans que rien ne puisse arrêter le débordement de mes souvenirs.

Il y a cinquante ans…

A cette époque, j’étais pensionnaire chez des religieuses à Moulins, dans l’Allier. Les brefs épisodes passés chez moi, pendant les congés scolaires, me permettaient tout juste d’entretenir quelques relations distendues avec les jeunes de mon quartier de la Charité, ma ville natale. Jusqu’au jour où Daniel, un garçon de mon âge, m’invita au cinéma pour le dernier film dont Johnny Hallyday assumait la vedette avec Sylvie. Une belle histoire, très nostalgique dans le cadre de la Camargue. Ce jour-là…

Ce jour-là, Daniel avait aussi invité sa sœur. Coïncidence, elle se prénommait Cathy, elle aussi. Elle avait également 14 ans. Elle était aussi rousse que la Cathy dont je contemplais la photo. L’éclat de ses grands yeux verts donnait l’impression d’une réserve inépuisable d’humour et de joie de vivre. J’ai tout de suite été sous le charme.

A partir de cet instant, il n’y eut plus qu’elle. Le film était sûrement excellent mais je ne m’en souviens plus, sauf les excellentes chansons de Johnny. Sans cesse mon regard quittait l’écran pour se tourner vers ma si jolie voisine. Je la dévorais des yeux

De temps à autres, elle se tournait vers moi et j’avais droit à un sourire qui me faisait fondre. J’avais une furieuse envie de la prendre dans mes bras.

Oui mais… A cette époque, au début des sixties, quant on était, de surcroît, pensionnaire d’un orphelinat religieux, il y avait des tabous que l’on n'osait pas transgresser. Je ne fis donc aucun geste en sa direction. Pourtant…

Repartir le lendemain pour Moulins comme prévu me sembla à ce moment l’équivalent d’une condamnation au bagne. J’en voulais à la terre entière de mon triste sort. J’en voulais à Daniel de m’avoir présenté sa sœur. J’en voulais aux religieuses de m’avoir asséné tant de leçons sur la perdition des corps. J’étais tellement bouleversé qu’après la projection je rentrais chez moi en marmonnant une excuse bidon.

Je passais toute la nuit à rêver de ma déesse rousse. J’essayais d’imaginer toutes les raisons possibles pour éviter le retour à Moulins. J’y retournais à la date prévue, je n’avais pas le choix.

Quelle année épouvantable ! D’élève très brillant, je devins brusquement un abonné du radiateur. Alors qu’auparavant, il me fallait peu de temps pour résoudre les problèmes de math les plus ardus, je devais constamment batailler pour fixer mon attention et tirer des ébauches de solutions pas toujours très logiques. Il ne pouvait en aller autrement avec ce regard vert constamment dans mon esprit. Sans cesse mes pensées vagabondaient aux côtés de la jolie rousse. Choisir entre tant de charme et un problème de math, le résultat était évident ! Non ?

Habituellement respectueux de la discipline, je fis le mur à plusieurs reprises. A chaque fois, je fus ramené, penaud chez les religieuses. De mes explications embrouillées, les religieuses conclurent à un excès de nostalgie du peu de famille qui me restait. Elles essayèrent de me raisonner puis, devant leur insuccès, finirent par me coller. Je fus ainsi privé de vacances à Noël, puis à Pâques. Quelle torture !

Mon père, ce brave homme, trop tolérant pour rajouter aux punitions des religieuses, vint me voir plusieurs fois pour compenser ma privation de vacances. A chaque fois, il avait à me transmettre les amitiés de Daniel et sa sœur.

J’essayais de lui soutirer les quelques dizaines de francs du prix du billet de train. Mais comme je n’osais pas lui avouer le véritable motif de ma demande, je me perdais dans des explications vaseuses. Lui, au lieu de me donner de l’argent m’offrait ce qu’il croyait être l’objet de ma demande.

Fin juin arriva. Enfin ! Je fus le premier au pied du bus à destination de la gare. Cette soudaine promptitude me valut quelques remarques sur une célérité qui aurait été bienvenue en classe tout au long de l’année.

Arrivé chez moi, je jetais mes valises en vrac dans ma chambre et me précipitais chez Daniel. C’était mon meilleur ami. Il commença à m’expliquer toutes les sorties déjà programmées, les copains déjà arrivés, etc. Moi, je l’écoutais distraitement. Je ne voyais pas Cathy et il n’en parlait pas. J’étais à la torture. Je n’osais pas trop aborder le sujet. Si Antoine, leur frère aîné, n’avait pas demandé à Daniel sa date de retour, je crois que je n’aurais jamais su qu’elle faisait un séjour dans un camp d’adolescent, pour quinze jours.

Quelle frustration !

Si au début j’écoutais à peine Daniel dans l’attente de nouvelles de Cathy, après cette fâcheuse information je l’écoutais encore moins. J’étais dominé par un flot de tristesse irrésistible. J’acquiesçais machinalement aux propositions qu’il me faisait sans savoir vraiment à quoi je m’engageais.

Ce furent quinze jours infernaux. Je participais aux sorties organisées par Daniel et ses copains mais sans réussir à entrer dans l’ambiance. Une jolie fille brune du camping, qui participait à nos soirées amicales, me manifestait de grandes attentions. Si Daniel ne m’en avait pas parlé, je n’aurais rien vu. Et après qu’il m’en eut parlé, je fis tout mon possible pour l’éviter.

Puis, un dimanche après-midi, Daniel m’annonça le retour de Cathy. Il était ennuyé, son père, mobilisé sur un chantier, ne pouvait aller la chercher à la gare. Son frère aîné était à l’autre bout de la France et lui-même avait rendez-vous avec la brune du camping. Je me découvris, ce jour-là des talents de comédien. Je réussis à prendre un air dégagé, disant que si je pouvais rendre service… En réalité, je bouillais intérieurement. Non seulement Cathy arrivait, mais j’avais une occasion unique d’être seul avec elle. Daniel, soulagé de ne pas être obligé d’annuler son rendez-vous, me prêta sa Flandria.

J’étais à la gare une demi-heure avant l’arrivée du train. Je ne tenais pas en place. Je passais mon temps à me rendre sur le quai, guettant la direction dont le train devait surgir. Je retournais dans la gare demander aux employés si le train serait à l’heure. Je vérifiais si ma montre était à la même heure que l’horloge de la salle des pas perdus

J’essayais de lire le dernier Jimmy Guieu mais le reposait presque immédiatement, incapable de fixer mon attention sur le texte. C’était pourtant l’un de mes auteurs favoris !

Enfin, l’annonce tant attendue retentit dans les haut-parleurs : « Le rapide en provenance de Dijon, à destination de Paris-Lyon, sera en gare dans trois minutes, les voyageurs sont priés… ».

Je suis arrivé le premier sur le quai. Le train s’est arrêté dans un bruit de ferrailles grinçantes et le flot de voyageurs a commencé à en sortir. Je guettais toutes les silhouettes féminines. N’avait-elle pas loupé le train ? Allais-je la reconnaître ? Elle-même se souviendrait-elle de moi ? Cette pensée fut la pire à me traverser l’esprit. Soudain un doute pernicieux m’accablait. Après tout, nous ne nous étions rencontré qu’une fois et ma façon de mettre fin à la soirée n’avait pas été très glorieuse. J’étais torturé par l’anxiété.

Mon regard fut attiré par une flamboyance rousse. C’était elle. Comment avais-je pu douter de la reconnaître ? Mais, ce garçon qui marchait à ses côtés ? Cette fois, une boule d’angoisse me serrait la gorge. Devais-je rester ? Quel comportement adopter ?

Je n’eus pas le temps de réfléchir longtemps. Arrivée près de moi, elle me présenta le vieux copain d’école avec qui elle avait voyagé. A mon grand soulagement, celui-ci nous quitta sur une mâle poignée de main. Je me retrouvais face à elle, les bras ballants, décontenancé. Son sourire, chargé d’un soupçon de malice, me réchauffa le cœur. Et j’atterris vraiment quand elle me demanda si Daniel allait bientôt arriver pour emporter sa valise avec sa mobylette.

De benêt, je devins instantanément chevalier-servant et nous fûmes si vite arrivés chez elle que je suis incapable, aujourd’hui encore, de dire comment s’est déroulé le trajet.

Elle posa ses affaires dans sa chambre et me rejoignit au salon où je sirotais la bière qu’elle m’avait offerte. Elle vint s’installer à côté de moi sur le canapé.

Je n’osais plus bouger. Elle était près de moi. Je sentais sa chaleur contre moi. Mon rêve de toute une année se réalisait enfin. Mais moi, d’un seul coup, j’étais paralysé.

Face à mon étonnante immobilité, mon surprenant silence, elle s’est retournée vers moi. Je la regardais aussi. De nouveau, une boule d’angoisse m’obstruait la gorge pendant que mes yeux savouraient son visage. Son sourire était maintenant plein de tendresse. Je compris. J’ouvris les bras et elle vint se serrer contre moi. Son souffle dans mon cou me faisait frissonner. Nos regards se croisèrent de nouveau, se rivèrent l’un à l’autre, remplis de mots qu’il n’était pas nécessaire de prononcer. Puis nos lèvres se joignirent sans que nous ayons eu l’impression de les commander.

Alors, j’oubliais tout ce qui n’était pas elle. Nous n’étions plus dans une maison de la Charité, mais en plein cœur des sphères célestes et, autour de nous, retentissaient les alléluias et les cœurs des chérubins.

Tag(s) : #H.S. des auteurs
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