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Chaque fois que j’en ai le loisir, je me rends dans le square Carpeaux situé juste en face mon immeuble. Là, je m’installe sur un banc pour une heure ou deux. J’aime ces moments de totale liberté. Ils me permettent de me reposer de tous les moments difficiles vécus dans mon bureau du palais de justice.

La revue juridique que j’emporte toujours dans l’intention de me mettre à jour de mes lectures, ne me sert à rien en réalité. Après quelques minutes de vains essais de concentration, je finis toujours par la poser pour profiter du square. Aucun article de jurisprudence ne peut tenir la comparaison contre la symphonie de couleurs des massifs floraux, le gazouillis des oiseaux ou le bruissement de la brise dans les arbres.

Et puis, dans un parc public, on rencontre des gens ordinaires, de ceux dont on pourrait finir par penser qu’ils n’existent pas quant on est, comme moi, confrontés à des policiers, avocats, petits et grands délinquants. On peut même avoir l’impression de partager un peu leur vie. On voit les enfants jouer, grandir, vivre leurs premiers flirts. A les regarder, on les imagine à l’école dans leurs moments de découvertes ou face au stress des examens.

On rencontre même des personnages originaux, atypiques, qui attirent irrésistiblement.

J’ai fini par lier connaissance avec l’un de ces personnages.

Justement le voilà qui arrive.

Il avance de sa démarche hésitante de vieillard, appuyé sur sa canne. Il a au moins quatre-vingts ans mais n’a jamais voulu dire son âge exact. Comme toujours, il porte son sac à provision. Il m’a vu et m’adresse un signe de tête en guise de salutation en continuant à se diriger lentement vers le banc où je suis installé. Je ne vais pas au devant de lui, je sais qu’il préfère se débrouiller seul.

Lorsqu’il est installé, nous échangeons une poignée de main et quelques mots sur le temps agréable qui règne sur Paris en ce moment. Puis, avant qu’il ait fini de poser son sac et sa canne, arrive sa bande d’amis, cette étonnante bande à laquelle il m’a présenté et qui semble m’avoir accepté.

Le premier arrivé, comme très souvent, est le Rouquin, un magnifique chat tigré roux. Il vient se frotter contre les jambes de mon vieil ami en ronronnant. Il consent à venir aussi me saluer frottant sa tête à deux ou trois reprises contre mon mollet mais retourne tout de suite vers le vieillard. Je suis admis en leur compagnie mais ne suis pas, moi, leur centre d’intérêt.

Les autres arrivent très vite : en tout une bonne douzaine de chats. Tous commencent par des démonstrations d’affection pour l’aimable vieillard. Ils me connaissent et viennent aussi me saluer, comme le Rouquin, mais c’est lui leur véritable ami. Moi, je dois me satisfaire d’être reconnu. D’autres personnes installées sur le banc avec nous, à quelques reprises, n’ont pas eu droit à cette démonstration amicale.

C’est lui, mon vieil ami inconnu, qui m’a fait découvrir les chats lorsqu’il a vu, à l’occasion d’une de nos premières rencontres, que certains ne craignaient pas de m’approcher.

Les chats sont très indépendants. Ce ne sont pas les hommes qui les adoptent, contrairement à ce que croient la plupart, ce sont eux qui adoptent les humains avec lesquels ils lieront amitié. Il y a une espèce particulière d’humains. Ceux là, ils vont au-devant d’eux dès qu’ils apparaissent, viennent quêter leurs caresses et leur prodiguer les leurs. Ils leur racontent leurs histoires félines en doux miaulements ponctués de ronronnements de satisfaction, sûrs d’être compris. Ces humains-là, mon vieil ami les appelle homme-chat.

Puis, vient le moment que tous attendent. Le vieillard ouvre son sac, en tire quelques écuelles que je l’aide à disposer autour du banc. Il accepte toujours mon aide pour ses amis chats. Il sort de son cabas quelques boîtes de thon et de sardines dont nous répartissons le contenu aussi équitablement que possible entre les écuelles et là, c’est la fête. Nous avons droit à un concert de miaulements et de ronronnements de plaisir. Mon vieil ami m’a expliqué un jour qu’il ne me fallait pas croire que ses amis chats n’attendaient que cela de lui. Non, ces moments-là, pour lui et pour eux, c’est comme partager un bon moment au restaurant. Je l’ai déjà vu venir sans sa provision habituelle parce qu’il n’avait pas eu le temps de faire les courses, cela n’a rien changé, les chats sont restés avec lui jusqu’à son départ du parc et l’on reconduit jusqu’à la grille comme d’habitude.

Leur festin englouti, les félins s’installent autour de nous pour une petite sieste digestive. La chatte blanche, tachetée de noir s’installe sur les genoux de l’homme-chat et, insigne honneur, une jolie minette angora vient poser sa tête sur les miens. Lorsque je la caresse dans le cou puis sous le menton, elle ronronne sa satisfaction d’être aimée.

* *

Depuis deux ou trois jours, profitant du temps particulièrement agréable de cette fin de printemps, je me rends dans le parc un peu plus tôt que d’habitude. Mais, mon vieil ami n’est pas au rendez-vous. Les chats viennent faire leur petit tour, s’installent autour du banc, me caressent de la tête et miaulent en me regardant, interrogateurs. Non, les amis, je ne sais pas si l’homme chat viendra aujourd’hui.

C’est vrai que son absence m’inquiète quelque peu mais je ne sais pas exactement lequel des immeubles il habite et ne peut me renseigner.

Puis, un matin en arrivant au palais, je trouve ma secrétaire plongée dans un journal local :

— Que se passe-t-il Stéphanie ? Une nouvelle affaire pour nous ?

— Je ne crois pas monsieur le juge. Mais une affaire qui va demander quand même une enquête.

— Ah bon ? De quoi s’agit-il ?

Au lieu de me répondre, elle me tend son journal. Mes yeux s’arrondissent. Ainsi, voilà pourquoi on ne l’a pas vu ces derniers jours. Sur la photo, je reconnais l’homme chat, mon vieil ami. Le journal annonce qu’il a été trouvé sans vie dans la rue Joseph de Maistre, tout près du square Carpeaux. Cause du décès, un arrêt cardiaque tout ce qu’il y a de plus naturel. Ce n’est pas une agression, la police en est certaine. Il ne présente aucune trace de brutalité et son porte-monnaie contient une forte somme d’argent. Toutefois, sorti sans papiers d’identité, personne n’a pu l’identifier. Un avis est lancé à toute personne susceptible de fournir des indications sur lui.

Certes, je ne connais pas son nom mais le peu que je sais de lui est peut être de nature à orienter les recherches. Je décroche mon téléphone et donne les quelques informations en ma possession. Le commissariat me promet de m’aviser dès qu’ils auront retrouvé sa famille.

Le lendemain, le commissaire m’informe que mon vieil ami a été identifié. Il habitait un immeuble rue Lamarck. La seule personne à le connaître dans l’immeuble est la concierge et elle le sait sans famille. Il sera enterré le jour même au cimetière Montmartre conformément aux instructions trouvées chez lui.

A l’heure indiquée je suis au cimetière. Seule une autre personne est présente, la concierge qui pleure la disparition de ce charmant vieux monsieur, si gentil qui n’oubliait jamais ses étrennes. Quelle tristesse de partir seul ainsi !

Seul ? Sûrement pas. Un miaulement léger m’annonce l’arrivée de la bande de chats. Ils sont tous là, m’entourent, miaulant leurs questions. Non, mes amis, nous ne verront plus l’homme-chat, il a quitté ce monde. Désormais il ne vivra plus que dans nos pensées. Je m’accroupis pour les caresser et ils se serrent tous contre moi. Leurs miaulements sont tristes, ils ont compris. Ils me regardent intensément et ce que je lis dans leurs yeux me serre le cœur.

* *

Trois mois ont passé depuis la disparition de mon vieil ami. Je suis resté un habitué du square et c’est moi maintenant que les chats viennent entourer. J’ai repris à mon compte sa coutume d’apporter des boîtes de thon ou de sardines.

Je me rends aussi quelquefois au cimetière Montmartre et là, je trouve toujours un chat qui veille sur la tombe de mon ami, l’homme-chat.

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