Je serais né, ou plutôt planté, vers la fin du l'avant dernier siècle, je veux dire probablement entre 1898 et 1900, par un jeune fellah. Il mit en terre une dizaine de plants dont seuls trois surgirent quelques mois après, et croissaient : une treille; un amandier et moi , le figuier. Bien que trapu , bas , j ai étalé mes branches noueuses aux feuilles larges, lesquelles forment, aujourd'hui , encore , à mon âge, une large chape ombrant un grand espace circulaire où venaient , au fil des années et des générations s'asseoir , presque tous les jours les habitants de ce douar . J ai mémorisé, enregistré , grâce à leurs conversations , discussions et palabres , les heures et malheurs de ces gens là , et même ceux , des contrées plus éloignées l .
Témoin auditif, j'ai connu les évènements qui ont marqué, pendant tout le siècle, la région et ses habitants. J'ai entendu les lamentations, les récriminations, les inquiétudes, les maux et les rares cris d'allégresses, des uns et des autres. J'ai perçu leurs attentes, leurs espoirs. J'ai appris , en même temps qu'eux , la mort naturelle ou accidentelle, endeuillant tel ou tel habitant , entendu leurs gémissements , leurs pleurs . J ai vu, ces campagnards, tour à tour, résignés, révoltés, amers, lâches, généreux, solidaires. Je fus, en quelque sorte, leur confessionnel
Dans cette région , les terres sont maigres, arides , à très faible rendement, donnant peu de blés ; une agriculture vivrière ne nécessitant que peu de moyens , ne réclamant que peu de travail .Souvent la soudure entre de récoltes n'était pas assurée, obligeant les habitants, certaines années, à se nourrir , au printemps de plantes , pour survivre
A cette fatalité, des aléas venaient périodiquement aggraver, bouleverser les conditions de vie de la population. La première guerre mondiale ébranla la vie monotone de la région. Sur ordre de l'Administrateur, le Caïd recensa les jeunes valides aptes à servir, les conduisit au chef lieu de la commune- mixte, où ils furent immédiatement incorporés.
Faute de communication, leurs parents , fatalistes , tournèrent leur regards vers le ciel ;
Sous mes noueuses branches, ils venaient, parfois, avec les nouvelles que le garde -champêtre, de temps à autre, leur communiquées. Ils les discuteraient les commentaient puis, restaient silencieux, économisant leurs gestes, figés dans la consternation.
Quelques années après, en automne, ils surent que la guerre finissait ... les enrôlés rentraient, certains éclopés, gazés, amputés. On s'inquiétait du sort des autres, ceux qui n'arrivaient pas. On interrogeait les revenants. Savaient-ils? Ignoraient-ils le sort de leurs coreligionnaires ? Ou bien se taisaient-ils ?
Une liste des morts, fut, quelques semaines plus tard, communiquée aux parents, avec des lettres portant la mention "mort pour la Patrie". Cette phrase ranima des discussions , des divergences quant à la compréhension du mot "la patrie, c'est quoi la patrie? , chacun donnait son interprétation, Puis , le silence tombait , assourdissant, emplissant l'espace ombré . Mais, au delà de tous ces palabres, et du ressentiment, ils pressentaient que le monde moderne s'invitait chez eux, s’imposait, il est vrai à travers les morts et les blessés... On sut, un peu plus tard, que les absents avaient choisi de rester, pour travailler dans les mines et sur les chantiers, Avec ces retours, les familles s'agrandissaient ... le nombre de bouches à nourrir s’accroissait.
Mais quelles que fussent les répercussions de la première guerre, la seconde qui, étendit ses tentacules sur les mers, les océans et les continents, fut atroce accablante pour les gens de la contrée. En effet , elle les priva, à la suite de l'incorporation des jeunes , plus nombreux que la première fois , de bras pour l 'agriculture d'où pénurie, misère : une situation accentuée par l'inclémence de la nature durant ces années-là, ; la neige sévissant plusieurs hivers de suite , atteignant plus d'un mètre , entravait la circulation, isolait les douaires pendant de longues périodes . Faute de nourritures, les bêtes mourraient, la précarité s'installait ; des épidémies : le paludisme et le typhus causèrent la mort, par centaines de vieux et d'enfants. L'arrivée des roumis "mâcheurs" venant avec " la poudre "(DDT), "di-di-ti", la quinine et les "dons USA"; ces maladies furent enfin éradiquées
Au mois de mai la guerre fut déclarée finie, malheureusement, les échos répercutés de l'est du pays annonçaient, des milliers morts dans cette région, endeuillant la joie des peuples du monde
Pourquoi j'évoque ces périodes macabres? Que le représentent les joies d’un mariage, d'un baptême, d'une fantasia dans le cours de la vie d'un centenaire, Il est temps de se poser certaines questions ; serai-je abattu pour faire un bois de chauffe? Pourtant je me sens profondément enraciné dans cette terre aride, comme l'espoir d'une vie meilleure dans le cœur de ces paysans.
Tiens, je sens le renflement des bourgeons à l'extrémité de mes rameaux. Bientôt, les enfants viendront chaparder, en se glissant entre mes branches, mes fruits. Il me faut noter cet évènement sur la dernière, ou l'avant dernière page ? De mon journal.